Cinéma et musée : taxidermies animales et autres archives du vivant
Viva Paci, École des médias
Les pratiques de la taxidermie en tant que mode d’exhibition muséal (musées d’histoire naturelle) et la médiation technique audiovisuelle (cinémas du réel) ont participé, dès leur émergence, à la fabrication de notre regard sur l’animal comme figure de l’altérité. Ces pratiques, aux modes documentaires, programment une question qui est de notre présent : celle de la place des non-humains dans la production de connaissances sur le vivant. Filer l’émergence populaire d’une figure nouvelle (l’animal et les lointains qu’il habite) permet d’interroger les tenants et les aboutissants, les préjugés et les angles morts des discours qui accompagnent son histoire, du colonialisme à la domination de la nature, de l’hagiographie de l’homme conquérant à la construction d’une histoire téléologique. Comment cinéma et musée ont regardé et re-présenté l’altérité animale, y compris la construction de principes éthiques, comme celui de conservation des espèces en danger d’extinction par l’éducation?
Le cinéma qui filme la nature et le musée d’histoire naturelle qui présente des reliques d’animaux ont mis en place des façons originales de documenter et de montrer de manière spectaculaire le règne animal et son habitat à des fins de conservation, de transmission et d’éducation. Derrière les institutions cinéma et musée siège le principe de documentation du réel axé sur l’acte de figer le mouvement, de fixer le temps (et par là embaumer le vivant). Les deux, pour comprendre le réel, finissent bien souvent par le mettre en scène (en cadre, en vitrine, en récit) tel un spectacle exploitatif.
Le projet de recherche Cinéma et musée : taxidermies animales et autres archives du vivant propose une traversée d’un corpus d’œuvres audiovisuelles (essais, documentaires, immersives) et de techniques (taxidermie, caméras, etc.) où les figures d’animaux sauvages sont centrales, et où s’articulent des discours sur la conservation des espèces. Ces œuvres seront mises en réseaux avec des pans de discours critiques actuels qui se concentrent sur la figure de l'animal et ses nombreuses représentations (tel que ceux de Samuel Alberti, Giovanni Aloi, Vinciane Despret, Donna Haraway, Jon Mooallem, Miranda Niittynen). En creux, dans ces renvois entre travaux qui montrent et pensent l’animal, c’est toujours la taxidermie, discipline naturaliste et acte paradoxal de conservation, si proche du cinéma.
Les pratiques, les représentations et les discours pour montrer l’animal d’il y a un siècle, précisément la taxidermie moderne et l’habitat diorama dans l’exposition muséale, de même que les pratiques du cinéma documentaire et du film animalier, permettront à la professeure et chercheure Viva Paci de tracer l’histoire imagée de notre relation aux autres espèces vivantes. Cela nous permet ainsi de comprendre, de mettre en réseau et de relancer ces discours en sciences humaines qui se concentrent aujourd’hui sur la figure de l’animal. Un dialogue avec les débats contemporains sur les enjeux écologiques, éthiques et philosophiques auxquels nous sommes confrontés, tels que l’anthropocène, l’antispécisme et les extinctions des espèces animales, se produit, effectif, transdisciplinaire et critique. Les contours de la contribution à l’avancement des connaissances de même que les avantages sociaux qu’offre le projet Cinéma et musée : taxidermies animales et autres archives du vivant se dessinent ainsi clairement.
CRSH Savoir, 2021-2025
À lire sur le sujet : Biographies de la Akeley Camera/Biographies of the Akeley Camera dans l’Encyclopédie raisonnée des techniques du cinéma (projet TECHNÈS), 2023
La Akeley Camera vient au monde en 1916, résultat du projet de l’explorateur et taxidermiste éponyme, Carl Ethan Akeley. Elle est pensée depuis plusieurs années déjà, alors que les expéditions d’Akeley à la rencontre de la faune africaine se font de plus en plus fréquentes, mais toujours aussi difficiles à capturer par l’image en mouvement. Cette caméra est celle qui va enfin permettre à son inventeur d’immortaliser et de dévoiler des horizons alors lointains du New York à l’aube du XXe siècle. Le dispositif de prise de vue participe non seulement à l’avènement du cinéma documentaire et ethnographique, mais elle rejoint également les rangs de l’Armée américaine pendant la Première Guerre mondiale, concrétise la captation d’évènements sportifs tels que la course hippique et contribue à l’aura mythique du cinéma hollywoodien, etc.
Cette publication s’inscrit dans une exploration plus large de la figure de l’animal comme altérité médiée par les images en mouvement et les archives du vivant. Comment avons-nous appris à connaître la nature non domestiquée et les animaux qui l’habitent? Le cinéma ou le musée ont-ils aidé cette rencontre avec le résolument autre, l’animal? Peut-il exister une posture éthique documentaire pour filmer ou exhiber cet autre, puisque ce n’est pas à lui que la représentation s’adresse? Se poser ces questions permet de mieux comprendre les actions qui visent à préserver, à connaître et à rendre compte de la complexité du monde animal, et de rejoindre des préoccupations éthiques et philosophiques – mais aussi bien pratiques – de notre temps.
Viva Paci est professeure de Théories du cinéma à l’Université du Québec à Montréal, où elle dirige le labdoc (Le laboratoire de recherche sur les pratiques documentaires audiovisuelles). C’est d’un point de vue intermédial qu’elle travaille sur les relations entre cinéma et musée, cinéma et télévision et sur les premiers temps de l’imagerie numérique. Sous la responsabilité de Paci, le parcours scientifique Biographie de la Akeley Camera bénéficie de contributions de trois doctorants de l’UQAM (Gil Chataigner, Éric Falardeau Maxime Hervey) ainsi que de celles des chercheurs Mark Alvey (responsable des collections et de la conservation au Field Museum) et Valerio Greco (chercheur indépendant spécialisé en cinéma des premiers temps).
Le partenariat international de recherche sur les techniques et technologies du cinéma (TECHNÈS) vise à repenser l’histoire du cinéma et ses méthodes en interrogeant les techniques et les technologies qui ont accompagné les mutations du médium depuis le dix-neuvième siècle. TECHNÈS réunit 18 partenaires : trois groupes de recherche universitaires, soit le GRAFICS de l’Université de Montréal, le groupe Dispositifs de l’Université de Lausanne et l’équipe Arts pratiques et poétiques de l’Université Rennes 2; six archives et cinémathèques, soit la Cinémathèque québécoise, la Cinémathèque suisse, la Cinémathèque française, Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), la Fédération internationale des archives du film (FIAF) et la George Eastman House ; trois écoles de cinéma, soit l’Institut national de l’image et du son, l’École cantonale d’art de Lausanne et l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son; et six diffuseurs/producteurs, soit l’Office national du film du Canada (ONF), le Canal Savoir, les Presses de l’Université de Montréal, Amsterdam University Press, Érudit et Idéeclic.